Je me maudis en silence, me trouve bien maladroit pour un vampire centenaire. Je pester intérieurement contre moi, me rassure finalement : rien de grave. L'incident n'en sera pas un, il me suffit d'agir.. normalement ? C'est finalement ma propre réaction qui me trahit plus qu'autre chose ; je sens son regard sur moi, tâche de faire plus ou moins comme si de rien n'était. Je coupe l'eau, reprend mon couteau, serre légèrement trop le manche, vengeance ridicule, je suis bien conscient que mon inattention en est la cause, reste assez nerveux, prend quelques secondes pour me calmer. C'est stupide. Mon attitude est irrationnelle, j'ai pourtant dans l'idée d'avoir fais une erreur, d'en avoir trop dit, de m'être exposé et révélé.

- Tout va bien ? Vous vous êtes coupé ?

Elle s'approche et je lui offre un sourire qui se veut détendu, ne peut en vérité pas m'empêcher de serrer les dents. L'ironie de la situation ne m'échappe pas, et me voilà presque à vouloir l'éloigner, à la trouver trop proche. Je dois être bien plus prudent... Je déglutie, veut me tenir à cette idée - non, à cette nécessité. Elle fronce les sourcils, cherche une plaie du regard. Il n'y en a bien sûr plus. J'essuie de l'autre main la lame coupable, fais complètement disparaître les traces de ma petite mésaventure. Je reprend ma tâche, sacrifie avec un peu trop d'entrain le malheureux citron - ou ce qu'il en reste.

- Que s'est-il passé ? Plus de peur que de mal ?

Notre regard se croise et je reste immobile, la vois éviter mes yeux, s'attarder ensuite sur ma main. Je n'aime pas ça. Je la trouve bien insistante.. Puis me trouve bien paranoïaque. Je secoue la tête, n'ai cependant pas le loisir de la, disons, rassurer.

- Est-ce que... Je peux ? Il est délicieux, n'en doutez-pas. Mais comme vous l'avez vous-même dit, il manque encore un peu d'assaisonnement. Vous auriez de la sauge, peut-être ? Ou des baies de Genévrier ?

Je note son appréciation du plat, réfléchis un instant. Hum. Si je n'ai pas à ma disposition un potager ou un monticule d'épices ou herbes - je n'ai pas eu le temps de m'attarder pendant mes courses, ai pris le minimum - je sais où en trouver.

- Oui, ce n'est rien, ne vous en faite pas. Je vous amène ça de suite, il y en a à l'arrière de la maison. Je vous laisse avec le ragoût.. Ce ne sera pas long.

Je lui fais confiance pour surveiller la cuisson des aliments, quitte la pièce d'un pas décidé. Une fois sorti, je respire à nouveau, calme mon inquiétude. Ce repas m'a décidément mis les nerfs à vif. Je trouve mes réactions d'une rare intensité, ne comprends pas leur origine. Bon.. Je regarde autour de moi, localise la sauge sans mal. J'en récupère plusieurs feuilles, m'éloigne rapidement en direction de la forêt. Son couvert et ses odeurs me détendent instantanément. Je ferme les yeux, me laisse porter par les bruits et la vie qui l'habitent. Mon vieux cœur se calme, cesse de battre si fort - regagne une lenteur acceptable, pour un vampire - bien trop bas, donc, pour un humain. Je me laisse guider par mes sens, me souviens vaguement de l'arbuste en question. Après une rapide recherche - trop, même - me revoilà à l'entrée de ma demeure, regagnant la cuisine d'un pas vif.

- Voilà ! J'espère que ça n'a pas été trop long.

Je pose mon butin sur la planche à découper, lui offre un regard, avant de surveiller du coin de l'oeil l'état de mes plats - pas que je ne lui fasse pas confiance... Enfin. Peut-être un peu. Mais il faut me comprendre : j'y ai passé une bonne partie de l'après-midi, sinon plus, en comptant les courses, me lectures et essais...

Ma petite sortie a réussi à me calmer, et heureusement m Vasilissa me semble plus nerveuse encore qu'à mon départ. Je déglutie, me sens étranger dans ma propre cuisine - bien que la chose ne veuille pas dire grand chose. Je ne l'ai après tout re-découverte qu'aujourd'hui, et pour elle. Enfin, après un sursaut et une embardée cardiaque, elle gagne l'évier tandis que je me reprend ma place initiale, dans un étrange chasser-croisé. Elle semble éviter mon regard, comme ma personne. Ai-je dis quelque chose qui ne fallait pas ? Préfère-t-elle simplement le silence ? Je n'en ai aucune idée, retourne à ma préparation du dessert, qui ne nécessite plus grand chose de moi, si j'ai bien mémorisé la recette. Et c'est le cas. Je mélange les citrons à la crème - plus qu'à réserver le tout au frais. Où ? Dans un de mes derniers caprices de la décennie : une machine frigorifique à circulation de gaz ammoniac liquéfié de Charles Tellier. Ce qui est ridicule, vu que je ne m'en sers pas. Mais la machine reste là, et, n'ayant pas le besoin de l'ôter - pourquoi faire ? - elle y est restée, ornant ma cuisine d'un outil technologique récent et potentiellement pratique. Pas qu'il l'ait été, jusque là. Je ne sais pas vous, mais le sang est quand même bien meilleur chaud, ou en tout cas à température ambiante, que froid. Il m'est arrivé, malencontreusement, d'en faire l'expérience... Un peu trop d'ennui et d'alcool ne font définitivement pas bon ménage.
De son côté, la dame de la maison - la seule qui y soit, en tout cas - achève de nettoyer les plantes demandées. Un petit sourire et plus tard et elle y retourne, manquant de faire battre mon pauvre vieux cœur. Je ne suis pas certain de la franchise de ce sourire, mais il lui va a ravir.

- Merci, ce sera parfait.

Je me contente d'hocher la tête, occupe mes mains en rangeant et nettoyant mon plan de travail, laissant simplement mes deux assiettes creuses. Que je m'empresse de mettre au frais, ne souhaitant pas les voir perdre en goût, en aspect visuel ou que sais-je. Bon, la présentation est très simple, mais me satisfait. Pour un débutant de seulement 147 ans, pas mal, non ? Mon humour me tire un sourire, peut-être un peu désabusé ou ironique, mais un sourire tout de même. Je me souviens ensuite d'une époque où je me retrouvais à faire de la plonge pour une auberge. Je ne me souviens même plus pour quelle raison, trouve l'image incongrue.. Je suis sortie de mes pensées par mon hôte.

- Vous voulez goûter ?

Je relève la tête, fais un pas dans sa direction, et cette de la nourriture. Les effluves qui s'en dégagent sont, il est vrai, plus appétissantes. Comme quoi, ces simples ajouts peuvent faire la différence. J'apprécie sa proposition, me munie d'une cuillère et, en lui tournant le dos, ajoute :

- J'ai confiance en votre goût.

Ne me refuse toutefois pas cet honneur, prend plaisir à jouer les goûteurs. Muni de mon couvert en bois, je prend un peu de jus, le laisse refroidir quelques secondes avant d'y porter les lèvres. Les épices et herbes ressortent bien, vont, j'en suis certain, parfaitement relever le goût de la viande. Cette collaboration est réussie - elle en sait bien plus que moi en la matière, la chose ne fait pas de doute.

- Bien mieux.

Je fais une pause, le goût toujours sur la langue, hoche la tête.

- Vous aviez raison, ça fait toute la différence.

Je jette un coup d’œil à mon autre marmite, déclare finalement :

- Souhaitez-vous passer à table maintenant ?

Je préfère demander, lui laisser un peu de temps, ne connais pas ses habitudes, après tout.