Une année de plus. Un chiffre qui ne change que sur le papier. Une hypocrisie généralement sans faille. Quoique. Je n'étais pas sûre que l'on puisse parler de cette année de cette façon. Non, cette année, pas d'efforts - mais pas non plus trop d'hypocrisie - au menu. A moins que l'hypocrisie n'était en retard cette fois ? Je marchais d'un pas vif, tentant d'extérioriser ma colère à chaque pas. Comment ! Je ne parvenais pas à me calmer, prise entre la colère, l'indignation et le désespoir. S'il ne faisait plus semblant - au moins à cette date - qu'allait-il bien advenir ? Je soupirais et me laisser tomber sur l'herbe, bien qu'elle soit constellée des gouttelettes de la rosée. Aujourd'hui était le jour de ma naissance, une date "clef" de ma vie.. en théorie. J'entrais dans ma dix-huitième année, les dix-sept précédentes enfin bouclées. "Enfin".. Un grand mot pour si peu. Des années d'esquives, de fuites, où je prenais sur moi et restais la jeune fille sage, discrète, quoiqu'un peu trop éprise de liberté, peut-être, et il osait maintenant me parler de la sorte ?! J'arrachais une touffe d'herbe d'un coup sec, le tout ponctué d'un léger grognement. Mon humeur ne s'en trouva malheureusement pas améliorée, mais je m'occupais au moins les mains.
Mon malotru de paternel avait une fois de plus dépassé toutes mes attentes, dépassé une fois de plus mes limites. Limites qui ne seraient plus très longtemps aussi souples et extensibles, je le sentais. Nous allions droit à l'affrontement, et il était assez stupide - ou orgueilleux  - pour ne pas s'en rendre compte. Ma journée ne pouvait pas me sembler pire. Il n'avait pas oublié mon anniversaire, oh non ! Il avait tout simplement préféré me montrer combien il se souciait vraiment de moi..!
Je m'étais levée, comme à mon accoutumée, ne m'attendant pas à grand chose - mais certainement pas à ce qui suivrait ! et je n'avais pas tôt fait d'entrer dans le salon qu'il s'arrêtait pour me jauger. Je n'avais rien de plus ou de moins que la veille, mais son regard était plus dur. Il m'avait ensuite entretenu à propos de mes "nouvelles obligations" et m'avait donné quantités de choses à faire qui ne prenaient de sens que dans la perspective.. d'un mariage. Ou du moins dans celle d'actives recherches dans ce but. J'en frissonnais. Il voulait que je reprenne l'aquarelle, que je m'améliore au piano, que j'apprenne de nouvelles danses et surtout que je vois une tante. Pas n'importe laquelle, bien sûr. Celle qui donnait des cours de tenue, apprenait à faire la conversation, et tout ce qu'il fallait savoir et être capable de faire pour se marier. Un petit cri de frustration s'échappait de ma gorge et je me laissais complètement tomber sur l'herbe, quelques larmes silencieuses coulant sur mes joues. Le pire arrivait : il se mettait dans l'idée de me marier. Ce n'était d'ailleurs pas une supposition, je lui avais extorquée la réponse claire. J'étais désormais en âge. Mes fréquentations devraient changer, mes occupations aussi. Je n'étais plus une enfant. Il me fallait maintenant des activités respectables, j'avais désormais une réputation à tenir.
Le semblant de liberté que j'étais parvenue à acquérir au fil des années m'était arraché, on me jetait dans un carcan, m'enfilait une camisole en me demandant de sourire. C'était horrible. Il était vicieux.. Après m'avoir le plus calmement du monde annoncé qu'il me fallait trouver un mari et qu'il ferait tout dans cette optique, il avait ajouté : "un gâteau arrivera dans la soirée. Oh et, nous ne serons pas seul, j'ai invité plusieurs.. Personnes de qualité". Tout était bien trop rapide, brutal. Je n'étais pas "à vendre" depuis plus de quinze heures que les enchères commenceraient.
Je fermais les yeux, me roulais en boule, jouant avec des brins d'herbes distraitement, des larmes dans les yeux. Il ne m'avait jamais autant blessée. Et il n'avait à vrai dire jamais été si autoritaire.. si blessant..

Je ne sais plus si la douleur est émotionnelle ou physique. Mes yeux brulent et j'ai mal de respirer. Je rêve un instant à disparaître, à me laisser avaler par la terre. Je refuse toute idée de mariage. Je ne veux pas, ce n'est pas pour moi. Ma vue est floue, fragmentée, et je referme mes bras au-dessus de ma tête, ma joue sur l'herbe froide. Je ne suis d'ailleurs pas convaincue quand à la froideur extérieure. C'est peut-être moi, tout simplement, qui suis si froide. J'ai mal. Je continue de pleurer, comme si quelque chose c'était brisée. Le moment tant redouté arrive. Jamais je n'aurais pensé qu'il me prévienne. Mais ma réputation est peut-être encore trop fragile pour qu'on s'intéresse sincèrement à moi. Je lui crache mentalement tout le mépris dont je suis capable avant de me laisser choir complètement. Je n'arrive pas me calmer, à envisager calmement mes options. Je ne fais que revoir son regard et ses lèvres bouger. Les deux parlent de mariage. De mon mariage. Je ne suis pas sûre de pouvoir un jour quitter cet endroit, d'être en état de me relever. Peut-être est-ce pour le mieux si je me laisse mourir ici. Si je rentre.. Je frissonne. Je vais devoir dîner avec des.. prétendants ? Ou mieux, leurs pères. Je frémis, ravale un sanglot qui se coince dans ma gorge. Tout est arrivé si subitement.. J'ai comme l'impression qu'hier était un tout autre jour. Un continent me sépare de la veille. J'ai presque l'impression de ne plus être la même personne. L'impression dérangeante qu'il à réussi à me mettre à genoux d'un seul coup. Je tâche de regarder le future, et tout ce que je vois, c'est une ombre. Mon ombre, après avoir tenté de résister. Je sais que s'il le veut vraiment, il me brisera. Il en est capable. Mes sanglots redoublent. Je n'arriverais pas à me laisser faire, à ne pas résister. Mais il finira par parvenir à ses fins, c'est évident. Je me recroqueville d'avantage avant de me figer. Il me semble avoir entendu quelque chose. J'ose à peine respirer, mais dans ma situation et position, il n'y a rien à faire. Peut-être vais-je mourir ici ? Je tremble, tends d'avantage l'oreille, le regard résolument fixé sur l'herbe que ma joue écrase. Je suis si stressée que j'en est arrêté de pleurer. Je me demande un instant si mourir ne serait pas une option valable.

- Amanda ? Tout va bien ?

Je respire de nouveau. Damon. Je réfréne un rire nerveux, me relève à demi pour me jeter dans ses bras et pleure de plus belle. Le pauvre ne doit rien comprendre. Je songe un instant au piteux spectacle que j'offre, mais je suis trop mal pour y changer quoi que ce soit. J'ai l'impression que quelque chose en moi a été cassé, que je n'arriverais plus jamais à m'arrêter de pleurer. Mais, avec le temps, et l'aide qu me procure sa simple présence, mes sanglots s’apaisent et mes larmes se raréfient. Je lève les yeux vers lui, sans pour autant m'éloigner. Quelque part, j'ai honte. Je ne sais pas comment m'expliquer, comment lui parler. Ma situation est si banale que j'en frémis. Pourquoi ne suis-je pas comme les autres, qui acceptent et parfois même se réjouissent de cette perspective ? Je baisse les yeux, ne parvenant à soutenir ses yeux trop bleus.

- Je.. Il va me marier. Il... Il a dit que j'étais en âge, maintenant.

Je me tasse sur moi-même, la gorge serrée et mes yeux à nouveaux submergés. J'hésite entre les larmes et un rire amer. Ça n'a rien de surprenant, d'autres sont mariées bien plus tôt. Mais je me suis voilée la face depuis bien trop longtemps. J'imaginais pouvoir y échapper. Mon menton tremble et garde les yeux baissés, les larmes coulant silencieusement sur mes joues.

Je ne sais pas s'il sait ce dont j'ai besoin à l'instant, mais ses bras se referment d'avantage sur moi et je lui rends son étreinte. Les larmes ne coulent plus - l'état de choc est passé - mais je n'en suis pas en meilleure état. Eteinte, chamboulée, je me raccroche à lui sans penser à rien, le regard fixé sur un point flou de la végétation environnante. Je ne sais pas. J'ai peur de comprendre, d'entrevoir ce qui va se passer. Aucun des scénarios possibles ne me satisfont. Mais qui suis-je, hein ? Qui serais-je pour avoir un meilleur destin ? Je me maudis d'être née fille. Faible, insignifiante, à peine bonne à marier. J'ai peur.
J'avais... J'avais l'habitude de vivre au jour le jour, de ne pas me soucier du lendemain. Il me semble que ma routine ne peut plus être. Tout est brisé, dévasté. J'ai peur de demain. Peur de la finalité de tout ça. Peur de la vie que j'aurais, après ça.
Je ne me suis jamais sentie si petite, si.. si peu de chose. Un objet à vendre, à échanger. Que mon père soit.. fidèle à lui-même ne me choque plus tant que ça. Mais... il a attendu - j'ai dépassé l'âge moyen depuis quelques années déjà - et s'il l'a fait, c'est pour une raison. J'imagine qu'il ne trouvait pas son intérêt. Il doit le faire, maintenant. Il m'en a parlé. Je suis prévenue. C'est qu'il est en train de choisir, de tout préparer. Peut-être même est-ce déjà fait. Horreur. Oui, il doit au moins avoir des vues, des plans sur le moyen terme. Je déglutie, mal assurée, presque nauséeuse. Non, ça.. ça ne peut pas se faire... Irréaliste, je nie en bloc mon rôle dans cette affaire. Et je ne suis finalement pas moins logique que Damon.

- Amanda... Il ne peut quand même pas... Si tu ne veux pas... Je veux dire, il ne ferait pas ça sans ton consentement... Non ?

Sourire amer. Il n'est pas naïf, il sait. Il en connait assez sur mon père. Cependant, la nouvelle le déséquilibre, lui aussi. Je ne sais plus quoi penser... J'attendais une solution, quelque chose. Mais.. et s'il n'en a pas plus que moi ? S'il n'y avait rien à y faire ? Je reste silencieuse. Mes cils papillonent, en quête d'une larme à verser. Il n'en reste pas. La gorge serrée, je ne parviens plus à exprimer ma détresse. Alors je relâche légèrement Damon et soupire.

- Tu sais bien que je ne suis qu'un rouage pour lui. Une petite pièce à mettre au bon endroit pour aller encore plus haut.. à marier à la bonne personne.

Ma voix tremble sur la fin et je pose mon front contre son épaule, apathique, courbée par le poids de la réalité. Il va me marier.
Que je le veuille ou non, que j'y consente ou pas, ce sera fait.

J'essaie de reprendre contenance, de m'arracher de mon état de choc mais je n'y parviens pas. Je vois trop de choses, ne parviens pas à me calmer. J'hésite entre le cynisme et le désespoir, reprends pied dans la réalité. Je ne suis pas au-dessus des autres. Comme elles mon destin ne m'appartient pas, comme elles, tout est terminé avant d'avoir commencé. Je tâche de normaliser ma respiration, de me tranquilliser. Ce n'est pas encore arrivé. Il me reste du temps, tout n'est peut-être pas déjà fait.
Je n'espère pas avoir un quelconque choix ou bien pouvoir lui faire changer d'avis mais au moins doit-il me rester quelque chose. Quelques mois peut-être mais pas encore une année. Je suis en âge depuis trop longtemps déjà, retarder le mariage ferait parler : or mon père ne supporterait pas que l'on murmure sur sa famille, son image pourrait en pâtir.
Je ferme les yeux et compte jusqu'à dix. Je me concentre sur les battements de mon cœur et lentement, remonte à la surface. Respirer, expirer, sans se presser, en ravalant mes sanglots. Il n'y a peut-être pas d'espoir mais je me sais des ressources : des possibilités existent, j'aviserais. Il est trop tôt pour pouvoir y faire quoi que ce soit. J'ouvre les yeux, écarte mon visage de son épaule sans pour autant bouger. Il me serre contre lui et je puise du réconfort dans le geste.

- Je ne le laisserai pas faire...

Je presse un peu plus son bras. Il le pense et cela me suffit. J'ai envie de dire quelque chose, pour le remercier, nous rassurer mais je n'y parviens pas. Le moment est trop fragile pour des mots qu'on ne pense qu'à moitié. Alors je reste là, près de lui, à reprendre lentement vie.
Il glisse sa main dans mes cheveux et je me blottis d'avantage contre lui. Je ne suis pas seule. Ces mots m'aident à me rendre compte de ma chance. Ou serais-je, sans lui ? Que ferais-je ?

- Pourquoi... Pourquoi maintenant ? Il s'est passé quelque chose ? Tu as... Vous avez rencontré quelqu'un ?

Sans m'éloigner, je laisse peser mon dos contre lui et, le regard vers un point inexistant je réponds. Tout n'en a l'air que plus réel, je frémis.

- Non je.. J'ai dix-huit ans. Il.. Il n'a pas l'air d'avoir déjà arrêté son choix, sinon il.. il n'organiserait pas une si grande réception la semaine prochaine.

Je me tais, me mord les joues. L'angoisse remonte. Je lui serre un peu plus le bras. Je suis terrorisée, j'ai peur de jamais rentrer. La crainte irrationnelle que, si je m'y rends, mon destin sera scellé.

Je n'ai certainement jamais été si pathétique qu'en ces instants. Faible, tremblante, je me sidère par mon manque de vraie réaction. A croire que c'est la fois de trop et que me voilà domptée, trop désespérée pour imaginer une échappatoire. D'un autre côté, il ne m'a ni ménagée ni laissée d'autre option. Je me vois fuguant, disparaissant pour ne jamais revenir mais l'image ne tient pas en place. Est-ce seulement possible ? Les détails de l'aventure tournent en boucle dans ma tête, je ferme les yeux, le mot "impossible" résonnant.
Mais je ne suis pas seule, et la personne contre laquelle je suis m'aide à reprendre mon souffle, c'est fou comme sa simple présence semble changer la donne. Je tâche de reprendre le contrôle de mes nerfs, essuyant ce que j'espère être mes dernières larmes de la journée. Je suis en triste état, c'est bien certain, le visage pâle et humide, les yeux rouges d'avoir pleuré.

- Et il ose faire ça aujourd'hui... ?

Sa voix reflète mon état et mon cœur se serre tandis que je garde sa main dans la mienne. Quelque part, je ne l'aurais pas cru si touché, lui qui cache habituellement si bien ses émotions.. Son trouble, sa douleur peut-être font échos à mon état. Il sait bien que l'homme qui m'a engendré puis élevé n'a pas de scrupules et se veut obéir en tout points. Dur, trop intéressé pour éprouver de la compassion, il n'a que faire de mes états d'âmes. Il veut de l'argent, des soutiens, renouveler ou améliorer sa position, voilà tout. Damon et moi n'avons plus véritablement d'espoirs concernant mon paternel mais nous aurions dû nous en douter... J'ai eu beau nier, fermer les yeux, ce moment était à prévoir, envisagé depuis ma naissance.

- C'est hors de question. Je refuse que cette journée se passe si mal.

Je relève la tête et croise son regard, laisse l'autorité de sa voix et la confiance qu'il m'inspire évacuer mon mal-être, ou du moins, le remiser pour le moment. Cette journée a été bien assez horrible à mon goût, trop éprouvante. On ne devrait pas être dans de tels états le jour de son anniversaire, je tente de me fortifier, de reprendre contenante comme le fait mon ami.

- Alors, qu'est-ce que tu veux faire de cette journée, Amanda ?

Je lui offre un sourire, consciente de ses efforts et avec plus de gratitude dans le cœur que jamais. Je sais que sa question est spéciale et je n'en veux pas gâcher une seconde ; j'ai la vague impression d'être une condamnée à mort, une femme en sursit, je ne veux plus passer cette journée dans le malheur, la colère ou la peur : qui sait, la sentence tombera peut-être plus tôt que prévu, ma liberté est plus précieuse encore qu'elle est maintenant éphémère. Mes jours sont comptés, à moi de profiter de ses heures et journées. Je presse doucement sa main, et demande :

- Montre-moi ton endroit préféré.

J'ai toujours adoré les lieux qu'il me faisait visiter et passer du temps en sa compagnie est cadeau en soit. Je me refuse à le lâcher, du regard comme de la main, dans le doute que tout ne refonde sur moi à la minute où il me lâchera la main, à l'instant où je serais à nouveau seule. Je me rend compte qu'il a toujours été plus qu'un ami, il est mon ancre, la personne pour laquelle se lever le matin vaut le coup, même dans les plus mauvais moments, dans l'espoir de voler sa compagnie pour quelques heures.

Je refoule ma peine et me concentre sur sa présence. La forêt se fait moins silencieuse, maintenant que ma douleur ne résonne plus. Je suis fatiguée, oui, mais l'expectative, la curiosité me tiennent d'aplomb. J'ai toujours su m'adapter, je le fais encore. Après tout, ce jour n'est spécial que parce qu'il est de coutume de le fêter, par ici. Je chasse tout ce qui a trait à ma situation actuelle et Damon me sourit. Son fameux sourire rieur qui fait briller ses yeux. Ma demande a au moins de qui le surprendre et je m'en félicite un instant.


- Mais c'est ton anniversaire, pas le mien !

Légèrement gênée mais pas moins décidée, je lui souris en retour, mon cœur manquant un battement tandis qu'il me regarde un instant. Etre le centre d'attention de ses yeux bleus a quelque chose de réconfortant, comme une couverture chaude et douce en plein cœur de l'hiver. La sensation ne cesse pas mais s'atténue légèrement, on ne m'a jamais accordé ce genre de moment et je ne peux m'empêcher de me dire que, décidément, Damon est bien la réponse à tous mes problèmes. Je profitais de la sensation d'avoir sa main contre la mienne, secrètement heureuse qu'il n'ai pas cherché à s'en défaire ou à s'éloigner.

- Très bien, j'accepte. Mais tu dois me promettre d'être silencieuse quand je te le demanderai !

J'hoche de suite la tête, tout sourire, de plus en plus curieuse, intriguée par sa demande, me flattant dans un même temps de ma victoire. Victoire rapidement emportée et sans trop d'efforts, mais qu'importe, elles ne sont pas assez nombreuses pour que je sois sélective. Il a son air de voyou, et je sais qu'il ne me révélera pas notre destination, alors je joue sur ce que je ne dis pas - mais qu'il sait que je meurs de demander :

- Très bien. Quand partons-nous ?

Les mots résonnent étrangement, et je me demande si, un jour ou l'autre, je ne les répéteraient pas, dans un tout autre contexte. Je secoue la tête, regarde nos mains entrelacées avec un sourire et me dit que tout n'est pas perdu. Loin de là.

- N'oublie pas que l'endroit doit t'être spécial, je réclame dans un petit sourire.

Je ne finirais peut-être jamais d'être surprise ou de le connaître tout à fait, mais je suis toujours aussi avide de détails, le concernant..
J'essaie bien évidemment de deviner mais le bleu de son regard m'en dissuade et je décide de laisser le hasard faire les choses, certaine qu'il ne pourra jamais me décevoir. Non, pas sciemment.

S'il y a quelque chose qu'il a bien compris, c'est à quel point je suis curieuse. L'envie de savoir, de poser plus de question me démange mais je sais d'ores et déjà qu'il ne me révélera rien. M'efforçant de ravaler mes interrogations, je le laisse confirmer le cadre de notre visite. Mon cadeau. Je chérie déjà ce moment que je vole, anticipe ma surprise. Mon sourire ne me quitte plus tandis que, comme une enfant ou presque, je trépigne intérieurement. La patience n'est pas mon fort - le présent m'a toujours semblé plus intéressant que le reste. Il se redresse et me tend sa main. Il est un temps où j'aurai peut-être choisi de m relever seule, maintenant l'illusion de mon indépendance, d'une quelconque force de caractère - un bouclier plus qu'autre chose. Pas aujourd'hui, pas avec lui. Son attention n'a pas pour but de me rabaisser, de me faire sentir faible. Il pourrait, plus qu'un autre. Ce sont toujours les détails qui comptent. Je prend donc sa main, me laisse littéralement relever sans qu'il ne lui en coûte. Un moment plus tard et je manque de le percuter, vacille presque sur mes jambes. Son sourire taquin est de retour et un léger sourire amusé m'échappe tandis qu'il me stabilise en douceur. Son bras passe autour de ma taille, sa bouche s'approche de mon oreille, il murmure :

- En route, Milady.

Si la vitesse ne m'avait pas coupé le souffle, son ton est redoutablement efficace. Je déglutis, tâche de calmer les battements de mon cœur - en vain, décide que la surprise est un assez bon alibi. Son souffle encore sur la joue, il s'éloigne d'un pas et je tâche de me remettre, l'air de rien, de l'emballement de mon rythme cardiaque. Damon me propose son bras, que j'accepte rapidement, décidée à en savoir plus - notre destination mystère reprenant sa place de maître dans mes pensées. Dire que les possibilités sont multiples est un euphémisme, les potentialités me semblent infinies et tourbillonnent un instant, à m'en donner le tournis. Toujours un mystère, mon ami ne me permet pas d'entrevoir une réponse, de deviner. Ainsi, je fais le vide, laisse des élucubrations tortueuses et orphelines s'en aller. Je préfère découvrir, voir, me laisse porter par le présent. Alors que nous nous apprêtons à nous mettre en route, le mystère s'épaissit :

- Mais d'abord, permets-moi de passer au manoir, je te prie. J'ai un petit détail à régler avant de te consacrer ma journée. Ça ne prendra qu'une minute.

Ma tête se penche légèrement et je le regarde intriguée. Le manoir ? Sa proposition n'est pas compliquée, je ne peux que l'acceptée, sans pouvoir comprendre ce qui se joue vraiment.

- Oui, bien sûr..

Je me mords la langue, l'envie de savoir se faisant de plus en plus forte. Dans l'idée de glaner quelques indices - ou de profiter plus longtemps de nos bras entrecroisés, j'ajoute :

- Je t'accompagne... Si tu n'y vois pas d'inconvénient, bien sûr.

Un sourcil haussé, un demi-sourire sur les lèvres, je lui fais une proposition qui n'en est pas une,  suis bien décidée à rester à ces côtés jusqu'à ce que la nuit tombe ou presque - jusqu'à ne plus pouvoir. Après quoi, nous nous mettons finalement en route.

Un petit sourire aux lèvres malgré mon hésitation, je suis ravie de la tournure que prennent les événements.

- Cela va de soit !

Mon sourire se fait plus affirmé, je resserre légèrement son bras, rencontre ses yeux bleus et sais que tout est pour le mieux. La forêt est relativement calme, me voilà bercée par les battements de mon propre cœur et le bruit de nos pas. Damon est assuré, nous guide sans effort. La journée est ensoleillée, la végétation est épanouie, tout crie la vie, le bien-être. Je vole un regard sur ma droite, tâche de mémoriser ce que je vois. Un Damon souriant, tout à fait calme et détendu, le soleil brillant dans ses yeux clairs et limpides, mettant en valeur les ciselures de son visage. Un bruit d'eau se fait de plus en plus prononcé et je fronce les sourcils. Nous voilà face à une rivière, et il n'y a pas l'ombre d'un pont, où que ce soit, je me tourne vers mon compagnon de voyage, qui hausse les épaules avant de me faire face, de me sourire et - je pousse un cri quand je décolle du sol. Il me porte en effet, et, contre son torse, je calme les battements de mon cœur, l'adrénaline affluant déjà. Je lui donne pour faire bonne mesure un léger coup, ma main restant finalement en place, contre lui. Ma faible protestation effectuée, je tâche de me détendre, dans un premier temps bien trop tendue.

- Ça sera plus facile que de trouver un pont pour la demoiselle.

Je lève les yeux au ciel en souriant tandis que nous passons par-dessus l'eau sans mal. Je croise notre reflet, qui semble briller sous les éclats du soleil. Je me sourie. Il serait certainement plus convenable de marcher, qu'il me relâche. Je ne m'autorise pas un mouvement, contiens simplement au mieux mes perturbations cardiaques. Une part de moi imagine un monde où cela serait la norme. Sa demeure entre en vue et, cette fois, je ne sais pas si je suis soulagée ou non d'arriver à notre première destination. Ressentant comme de l'appréhension dans le ventre, je déglutie, et nous passons la porte d'entrée, comme ça, aussi simplement, sans qu'il ne ralentisse ou ne me relâche - j'ai comme dans l'idée qu'il me presse davantage contre lui, sans toutefois pouvoir en être certaine. Ses pas résonnent sur le sol, il me dépose finalement sur le canapé, dans ce qui semble bien être le salon. J'atterrie en douceur contre des coussins, ne parviens pas à le quitter des yeux. Le moment s'allonge quelque peu, nos visages a une dizaine de centimètres l'un de l'autre. Le cœur dans la gorge, je retiens un instant ma respiration, résiste à l'envie de remettre en place une mèche de ses cheveux et me contente d'un vrai sourire, doux, tendre - peut-être trop, je suis cependant incapable de me modérer. Je suis heureuse, parfaitement, sans compromis, bouillonne en même temps d'impatience. Sans que je ne m'en rende compte, son nom m'échappe :

- Damon...

Ses yeux si bleus m'hypnotisent presque, je manque de m'y perdre, m'abandonne, ravie, à leur contemplation.

Pendant un vague instant qui s'étire, dans lequel je ne vois plus que du bleu ou presque, j'ai dans l'idée que de ne plus jamais détourner le regard, laisse le délire m'avaler toute entière. Le monde est aquatique ou presque, et comme en contact top prolongé avec la glace il me semble que je me brûle et je suffoque en silence, le cœur au bord des lèvres, privée d'air de ciel ou que-sais-je. Je bois la tasse - avidement, en oublie tout. Il n'y a que mon cœur qui bat à m'en frapper les côtes, brusquement, de manière irrégulière, comme oubliant même de faire son oeuvre. Le rêve revient et je m’abîme un instant de plus à contempler ce qui n'est pas. Damon est à nouveau assis sur les branches d'un chêne, sauf qu'il n'est pas seul. Il y a un enfant, sur ses genoux. Et je les regarde sous le porche où il m'a portée, en souriant. L'imagine est d'une précision remarquable, me donne l'eau à la bouche. C'est faux, complètement faux. Je le sais. Ma respiration tremble et j'humecte mes lèvres, sèches sèches sèches. Tout ce qui n'est pas lui tourne ou disparaît, je n'en ai rien à faire, tout ce qui importe est là, si proche, si loin, une promesse de fraîcheur dans un monde désertique, à l'agonie. La famine me guette des yeux si clairs et j'en meurs - son souffle se mêle presque au mien, l'air est lourd, figé, comme nous. Parfaitement immobiles, miroirs l'un de l'autre et l'attente me tue. Il me rend mon regard. Intense, bien trop. Une partie de moi souhaiterait s'y soustraire, se cacher. L'autre ne veut rien d'autre ; réclame cette attention si parfaite, veut davantage. Je me souviens de ma main contre sa peau, de ses lèvres contre mon cou mon souffle est rauque et mes membres s'engourdissent, l'air me manque, sa pomme d'adam remonte et -
il se redresse et je suis à nouveau, subitement, en mesure de respirer. Il se racle la gorge, l'instant tombe au sol, se brise. Il me semble que je m'y suis coupée, que ce qui n'est pas ne peut être oublié, je me condamne et me torture seule, ne peut m'empêcher de le dévisager tandis qu'il s'écarte du canapé.

- J'en ai pour une minute. Fais comme chez toi.

J'hoche lentement la tête, comme étourdie. Trop vide, trop d'air, trop soudain. Le monde ne tourne pourtant plus et je prends froid, me redresse après quelques longues secondes. Le sang monte, je sens mes joues qui chauffent et, agrippant le bord du canapé, je tâche de mettre des mots sur mon état. Avec un sourire désabusé, la tête baissée, presque ramenée entre mes cuisses, j'entrevois clairement une réalité. La réalité. Je suis mordue de cet homme, dans tous les sens possibles. Je n'ose d'abord pas bouger. N'ose ensuite pas rester sur ce canapé. Alors je me lève prestement - trop - me stabilise, attends que le tournis passe. Je reconnais la pièce à une précédente visite - la seule. Je feigne de m'intéresser à la décoration, un bibelot, quoi que ce soit. Je ne me sens pas capable de revivre un épisode du canapé, le cœur peinant à se stabiliser. Je me mord la lèvre, pense immédiatement aux siennes et secoue la tête. Non non non. Je suis dans de beaux draps - ai l'impression, à tort ou à raison, de me noyer. L'angoisse manque de m'envahir, j'ai bien du mal à me calmer. Je fais quelques exercices de respiration, et, dos à la porte, manque d'être surprise par un léger bruit. S'annonce-t-il avant d'entrer ? Je reste immobile quelques secondes avant de me tourner légèrement. Cette fois, le canapé est bien loin, une bonne distance - une partie du salon - nous sépare. Je tâche de reprendre contenance, un sourire, un peu nerveux, m'échappe.

Damon semble toutefois parfaitement à son aise, ne laisse rien paraître. Et c'est finalement ça qui me sauve. Il ne s'est rien passé, j'ai le loisir d'oublier - mon cœur se pince - l'épisode précédent, suis avec joie son exemple. Je me détend, éloigne toute gêne relative à.. A rien, voyons. Je me reprend, pur la dernière fois je l'espère, me rapproche légèrement de l'entrée, lentement, en hésitant presque. Il me sourit, mes lèvres lui répondent d'elles-mêmes, je combats vaillamment contre ma propre personne, écoute la proposition qu'il est venu me faire.

- Tu voudrais visiter la maison ? On a un peu de temps avant de visiter mon endroit spécial. Nous pouvons aussi très bien y aller dès à présent, si tu préfères. Mais cela gâcherait sans doute la surprise.
Mon sourire se fait légèrement plus large et je respire plus simplement, sais que nous regagnons des eaux connues. La perspective de mon cadeau me revient et je peine à nouveau à tenir en place. Je le regarde, tâche de jauger ses mots. L'impatience voudrait partir, l'être déjà. Mais... La voix de la raison se veut plus modérée, a peur de gâcher l'effet. En tout cas, il sait pertinemment ce qu'il fait, me connait peut-être bien trop. Une petite moue m'échappe et je rend les armes pour le moment. Soit. La maison m'étant principalement inconnue, la proposition n'est pas non plus sans intérêt. Ayant l'impression de, finalement, gagner au chance, j'hoche la tête.

- D'accord, ça me va. Pour l'instant.

Il semble malgré tout bien trop s'amuser et l'idée m'arrache un sourire - malicieux, certainement. Je n'apprécie pas la lenteur avec laquelle le temps s'écoule, ai bien du mal à me projeter. Combien de temps faudra-t-il ? Des heures ? L'attente aura peut-être raison de moi. Mais pour le meilleur ou pour le pire le tour du propriétaire accepté commence. Me voilà embarquée dans la visite de lieux et pièces inconnus, enfermée, presque, seule avec Damon. L'idée me rend légèrement nerveuse. Ne m'aide pas à tempérer mon impatience de sortir, d'être dehors, à l'air libre, peut-être bien sauvée. Malgré tout, la visite m'intéresse réellement, survient seulement, peut-être, au mauvais moment. La demeure est conséquente, et, le regard perdu sur le plafond, je me demande comment il est venu à en être propriétaire. Pourquoi celle-ci, cet emplacement ? A-t-il a nouveau déménagé, entre temps ? Mes interrogations tournent, laissent leur place à d'autres, dont je ne possède pas non plus les réponses. Après un léger moment, je le rejoins tout à fait, lui demande :

- Parle-moi de la maison, s'il te plait.

Je ne suis pas bien sûre de la raison qui m'a poussé à préciser, choisis de ne pas m'en soucier. Il n'y a pas de raisons que la visite ne soit pas agréable ou instructive. Sa compagnie reste une de mes préférées. Je déglutie, embrasse du regard le salon, en silence.

Il y a tant d'éléments dignes d'attirer mon attention, tant de petits détails ! Une vie, sinon plus se trouve entre ses murs. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi, d'inspecter chaque bibelot, chaque objet. Quels sont les critères de Damon ? L'esthétique ? Une certaine valeur marchande, ou sentimentale ? La pièce n'est pas encombrée, respire. Je me retiens de poser d'autres questions, cherche à trouver les réponses par moi-même. Ses goûts m'intéressent, tout comme la demeure en elle-même.

- Mmh... que dire... C'était une auberge, à l'époque. Elle était dans la famille depuis quelques générations, mais la lignée s'est éteinte.

Je regarde d'une autre façon les murs, les dimensions de la pièce. Ca fait sens, quelque part. La façon dont il en parle est détachée. Il ne semble avoir aucune tendresse pour cette part de sa famille, pour ces morts qui ont partagés du sang, ont peut-être peuplé son arbre généalogique.

- Je me suis donc manifesté avant qu'elle revienne au maire de la ville, en ai fait ce qu'elle est aujourd'hui. Quelques papiers falsifiés et mon lien de parenté était prouvé - et de façon plus crédible que mon grand âge.

Je ne parviens pas à retenir un sourire, l'imagine ensuite presque en chemise et salopette, en train d'accomplir une quelconque rénovation. L'image contraste avec l'homme que je connais - je le sens pourtant capable, lui devine et sais bien des secrets, bien des talents. La visite se poursuit, je l'écoute avec attention, apprécie la visite guidée et le ton qu'il y met. Une nouvelle pièce, avec elle aussi sont lot de portes, de recoins, de détails sur lesquels mes yeux s'arrêtent. Assez simple, trop rangée pour être régulièrement utilisée.

- La cuisine a été rénovée mais n'a jamais servi. Je n'ai pas souvent de la visite. En bas, la cave, pas très intéressante en soit. Il y a de nombreux celliers mais ils sont vides pour la plupart.

Nous ne nous attardons pas dans la pièce, passons à la suivante. Une salle à manger de taille moyenne, en partie meublée par une table en bois de belles dimensions.

Rêve d'antiquaire peut-être. A-t-elle seulement déjà servi ? À l'époque il y avait une multitude de petites tables. J'ai trouvé plus approprié de les remplacer.

Je dois avouer que son goût, s'il peut dénoter d'une certaine simplicité, n'est pas mauvais. L'ensemble se marie bien, va avec l'histoire de la maison. Je trouve dommage que tant de pièces ne servent plus. Les traverse-t-il seulement ? Je ne suis pas en mesure d'être sûre de moi, penche toutefois pour la négative. Les lieux ne sont pas non plus complètement à l'abandon, non, mais il y a quelque chose de fixe dans l'air, un je-ne-sais-quoi de plutôt morne. Je commence doucement à comprendre la logique de la demeure, enregistre au fur et à mesure l'ordre des pièces, leur placement dans l'espace. Il reste toutefois une porte que nous n'avons pas ouverte - sans compter la salle de bain. J'hausse un sourcil, nous nous y dirigeons finalement. Il me sourit, joue de ma curiosité. Je m'interroge en silence. Puis la porte s'ouvre. Un léger "oh" m'échappe.

- La bibliothèque. Si t'as envie d'un livre, tu peux te servir.

Je ne me fais pas prier, passe le seuil. Hésite un instant, ne sais pas où me diriger. Je choisis de suivre les bibliothèques, effleurent les tranches des livres, cherche un système de classification quelconque. Il y en a beaucoup - et c'est peut dire. La pièce est énorme, rivalise avec la bibliothèque municipale. J'en suis bouche bée, ne sais plus où regarder, que faire. Il y a trop de choix, trop de possibilités. Il y a plusieurs langues, de tous les genres, de tous les types. Certains ouvrages semblent plusieurs fois centenaires. C'est un véritable trésor de savoir - tout est magnifique. La pièce me semble plus visitée que les autres, mérite décidément de l'être. Avec un sourire distrait, j'imagine les années nécessaires. Le nombre de livre acheté, récupéré, déposé ici. La chose s'est-elle faite avec le temps, ou suite à un déménagement ? Le terme ne me semble pas exact, je n'en trouve pas d'autre, fais avec.

- C'est... C'est tellement grand !

Je lui offre un sourire, ravie, lui demande :

- Qu'est-ce que tu me conseilles ? As-tu un auteur, ou un ouvrage préféré ?
Je me dis finalement que cette surprise-ci est loin d'être négligeable, est un cadeau en soit. Si j'avais su, lors de ma première visite, que cette pièce existait !

Je vois bien que ma demande le prend par surprise, conserve le sourire, le regarde réfléchir, avant de m'attarder à nouveau sur les étagères qui tapissent véritablement la pièce. Je ne le pensais pas si grand lecteur, suis ravie de ma découverte- je l'imagine à présent dans sa demeure précédente, assis sur le fauteuil, un livre en main. Avoir tant de temps.. Je ne peux m'empêcher de comprendre, essaie d'imaginer. L'éternité, la possibilité de tout lire. La chose a de l'attrait, c'est bien sûr. L'éternité peut-elle seulement suffir, pour ces choses-là ? J'en viens à hésiter, secoue la tête. Si la question ne m'est totalement intéressante, elle n'est pas d'importance capitale. J'en reviens à mon observation du contenu des étagères, plisse les yeux, tourné légèrement la tête pour mieux lire les noms. Il y a bien trop de choix, de possibilités. Sans aide, sans indice quelconque sur la catégorisation, il m'est impossible de me décider, voilà pourquoi je compte me baser sur son avis. Je m'interroge, ne parviens pas à deviner ses goûts. A-t-il un genre de prédilection ? De là où je me situe, je suis incapable de l'identifier. Les livres sont de toutes les tailles, de tous les formats, de toutes les époques, aussi. Damon hausse les épaules, ne semble pas être parvenu à une réponse définitive.

- Le Vampire, de John William Polidori.

J'hausse un sourcil, légèrement amusée. Une histoire de vampires, alors ? J'imagine bien qu'il ne s'agit pas que de cela qu'il y a plus. Son sourire est amusé, je mimique son expression, secoue doucement la tête. Je n'ai jamais lu ce livre, ne sait pas s'il le possède. Mon intérêt est toutefois piqué. Avec plus de sérieux cette fois, il reprend :

- J'ai lu énormément de livres, au cours de ma vie. Je ne saurais n'en préférer qu'un seul par-dessus tous. J'apprécie les pièces de Corneille ; notamment Pertharite, pour la fidélité de Rodelingue qui fait peu à peu évoluer la personnalité de Grimoald, ou Polyeucte. Cette dernière pièce me fait parfois penser au moment où l'on devient vampire ; la conversion au christianisme étant, elle-aussi, une forme de transformation et Polyeucte en souffre beaucoup.

Il s'avance vers moi en parlant, me laissant prise entre deux émotions contraires. Le laisser venir, l'attendre de pied ferme, ou bien.. reculer. Je me concentre sur ses mots, tente de ne rien laisser paraître, me tiens immobile, plus proche des étagères que de lui. Je note ses choix, hausse finalement un sourcil. La douleur ? Il ne me laisse pas réfléchir sur le sujet ou soulever mes lacunes en ce qui concerne le vampirisme, poursuit :

- J'aime beaucoup Rousseau aussi. Julie ou la Nouvelle Héloïse étant d'une grande beauté et d'une sincérité étonnante. On s'y croirait presque. Antigone de Sophocle est une oeuvre porteuse de bon-sens. Les œuvres de Molière sont très intéressantes, aussi. Les réactions des différents publics à ses œuvres le sont également.

Je retiens finalement mon souffle quand il achève. Le voilà proche, bien trop. Ses yeux rencontrent les miens, me figent. Il m'est impossible de répondre, de reculer, de faire quoi que ce soit. Je lui rend son regard, mes muscles se tendent. Distraitement, sans me quitter du regard, il sélectionne un livre sur une étagère proche. Je brise le contact visuel, le regarde faire intriguée. Son geste est une distraction rêvée, je m'y engouffre sans attendre. Il me le tend finalement et je m'en empare doucement.

- Mais je préfère te conseiller Les Hauts de Hurlevent. C'est l'une des seules traductions en français (ce n'est qu'une question de temps, j'espère, avant qu'une version définitive soit publiée), mais elle est fidèle à l'original. Bien qu'il manque un peu de style dans les phrases et leur tournure, l'histoire reste lisible. Elle manque juste un peu de travail de la langue, n'est que trop littérale pour l'instant.

J'effleure les pages du bout des doigts, découvre son auteur : Ellis Bell. Je ne trouve pas le nom du traducteur sur le manuscrit, ne cherche pas plus loin. J'hoche distraitement la tête, en profite pour reculer d'un pas - je respire à nouveau, doucement, masque mon trouble derrière le livre. Une part de moi a conscience qu'il m'est désormais impossible de reculer, se sent presque acculée. L'autre m’exhorte au calme, à la tempérance. Tout va bien, il n'y a pas de danger. Pas vrai ? L'oeuvre n'a pas encore officiellement été traduite - j'apprécie le geste. Je ne sais rien du livre, me montre curieuse. Bell... Le nom de famille me dit toutefois quelque chose... Mais quoi ? Il me semble avoir un jour entendu parler d'un Currer Bell. Un auteur lui aussi.. Il y a quelque chose d'autre, certainement, mais je ne parviens pas à m'en souvenir. J'abandonne là, répond à son sourire et me détend. Je repars doucement en chasse, veille à trouver plusieurs des livres dont il vient de me faire l'éloge. Ma pile augmente légèrement - je m'en rajoute un autre, au hasard, me tourne vers mon hôte en souriant, légèrement gênée. Je me demande si je ne prends pas son invitation trop au sérieux, regarde les cinq livres que porte, demande :

- Ca ne te dérange pas si je te les emprunte ?

Je préfère m'assurer de son accord, me mord la lèvre, incertaine.

Ma question, toute innocente qu'elle était, déclenche une série d'événement dont j'imagine que je me serai bien passée. Damon hausse un sourcil et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, se trouve a deux pas de moi. La pile de livre comme seule défense, mes yeux s'écarquillent légèrement, je ne peux empêcher une bouffée de panique de m'envahir. Il se fait sévère et me voilà acculée, une étagère dans le dos. Je déglutis et perds le souffle d'un tenant, me contentant d'agripper mes potentielles prises de guerre, perdue dans ses yeux qui me dévisagent et me fixent trop intensément, comme une biche devant le chasseur. La proie a-t-elle jamais envie d'être dévorée ? Je me fais distraitement la réflexion avant de l'oublier, bien trop intéressée par ce qui se joue.

- Eh bien... Ça fait beaucoup d'ouvrages, tout cela... Ils ont beaucoup de valeur, je ne peux pas laisser quelqu'un les emprunter sans demander une assurance, vois-tu... Qu'arriverait-il...

Je me contente d'hocher vaguement la tête à chacune de ses phrase, la gorge sèche, incapable de répondre, incapable de rien si ce n'est tenter de soutenir son regard et m'y oublier.  Mes défenses tombent une à une, comme mes arguments, résolutions et angoisses. Ses mains viennent doucement se poser sur ma pile de livre et je les suis des yeux, les vois effleurer les miennes et s'emparer du prétexte insolent que j'accepte en silence.

- ...si tu en perdais... ou en abimais ?

Ils sont posés en hauteur - je ne suis pas le mouvement jusqu’au bout, rattrapée par son regard, la façon dont il pince les lèvres, ses mouvements, sa posture. Les mains au niveau de mon ventre, je le regarde s'approcher, couvrir lentement les derniers pas qui nous séparent. Je ne songe pas à reculer, n'aurait pas de quoi faire un pas, de toute façon. Son regard se fait plus joueur et un sourire en demi-lune étire ses traits. Le démon que je connais est de retour - sa main s'approche de mon cou et je frémis, ses doigts des plumes contre ma peau.

- Je serais sans aucun doute très contrarié, tu sais...

La folie, l'ivresse passagère est de retour et j'ai dans l'immédiat besoin d'air et d'espace, le trouve trop loin encore. Son toucher se fait plus direct, il suit le tracé d'une de mes veines et mon souffle ne revient pas. Le sang afflue sous ma peau, colore mes joues. Je me sens fébrile, ai presque le tournis. D'autres scènes se rejouent et je passe ma langue sur mes lèvres, le dévore des yeux. Mon rythme cardiaque est cruellement affolé - je fais un pas, nos pieds se touchant presque. Mes mains retrouvent le tissu de sa chemise, glissent le long de son veston, en agrippent les extrémités. Le souffle brisé et la voix rauque, je demande, penche ma tête sur le côté, lui donnant une meilleure vue, un meilleur accès à la veine en question.

- Et.. qu'est-ce que... tu ferais... exactement ?

Je le cherche du regard, lui offre un sourire innocent, une sombre lueur dans les yeux. Je ne m'étais jamais vue comme joueuse, choisissant la revanche, l'attaque et pourtant me voilà, à le plaquer plus encore contre moi, à finalement reculer tout en le tirant vers moi, recherchant l'appui stable des livres.